jeudi 5 décembre 2013

Nelson Mandela 1918 — 2013




Le texte de Mme Christiane Taubira, Garde des sceaux, ministre de la Justice.



NELSON MANDELA - Ses cheveux en grains de poivre. Ses mains à la peau glabre et satinée, tendue, aux doigts replets. Ses poings fermés et pourtant doux comme deux amphores d'huile sacrée moulées de terre glaise pétrie et polie. La terre de Qunu. Ce balancement d'une jambe vers l'autre, ce sourire tendre et ces paupières pudiques, ces poings parant le plexus, non pour se protéger comme un boxeur, mais pour rythmer cette danse de la sérénité. La nation arc-en-ciel est proclamée, les résultats des premières élections libres, que certains appellent multiraciales, sont sans appel. C'est la première fois que je foule le sol sud-africain. Mais c'est déjà la deuxième fois que je rencontre Nelson Mandela.
Je m'étais blottie contre lui à Paris, en un lieu pourtant solennel, au ministère des Affaires étrangères. Sous le ciel d'un bleu austral, sous cette lumière à la fois vive et cordiale, il danse. Je suis fascinée. Figée comme un colibri ébloui par un alpinia fredonnant. Je le reverrai plusieurs fois. Et chaque fois, je cèderai au magnétisme.
Mais dès la première fois, ce pays inconnu m'est familier. Par la grâce de ses incomparables auteurs, de littérature, d'arts, de musique, de toutes expressions qui font la langue commune des hommes, sous toutes les latitudes où l'on refuse l'oppression, l'exclusion, la violence, l'aliénation, l'arbitraire. Et voilà la Terre, toute étonnée de se voir et se savoir assez ronde pour se mirer dans ce rêve grandiose d'une fraternité en actes, rêve si prompt à se dérober.
Voilà pourquoi Madiba est à nous tous. Voilà pourquoi quatre générations se sont emparées de ce sourire d'aurore, de cette voix pulmonneuse, de cette démarche qui s'assure à chaque pas que le sol ne se détourne pas. Voilà pourquoi nous n'avons pas le droit, même si nos esprits sont en lambeaux et nos âmes éperdues, même si l'horizon joue à s'esquiver, même si le monde est désorienté, nous n'avons pas le droit d'en faire une icône. De le désincarner. De le poncer, le lisser.
Tant d'élégance dans la fermeté, tant de douceur dans l'exigence, tant de constance et de clairvoyance, tant d'intelligence des moments et des lieux, déjà au temps des querelles fratricides, tant d'aptitudes à saisir en totalité cette humanité asynchrone, appellent au moins notre fidélité et la précision de nos mémoires: Madiba est un rebelle, généreux et résolu, courtois et buté, cultivant l'ambition d'entendre à la fois la voix intérieure qui dit le chemin de l'intégrité et le chant du monde sous le vacarme des égoïsmes, des insatiables voracités, des fureurs mégalomaniaques, des embardées de bons sentiments.
Je pleure, je ris, je frémis, je scande en écoutant Amandla! Miles Davis cherche, poursuit, aspire de sa trompette le saxophone de Kenny Garrett, Marcus Miller flatte vigoureusement sa basse, Joe Sample extorque à son piano des notes sans vacillation, et Bashiri Johnson percute, percute.
J'ai envie de me réconforter moi-même, de me consoler. Et je me dis, quoiqu'il arrive, le monde qui a donné naissance à Rolihlahla "celui qui vient poser des problèmes" et n'a pu l'empêcher de devenir Madiba, malgré, malgré tant et tout, ce monde ne sombrera plus jamais dans l'ignoble et l'horreur. Mais je sais qu'en ce moment même, je me mens. Alors, désemparée, avec Pablo Neruda je cède:
L’homme s’est révélé à la hauteur du mythe. Il a su s’élever au-dessus de la vengeance, de l’intérêt partisan ou immédiat, pour sauver un pays qui s’enfonçait dans la guerre civile. Et il a réussi, même si l’Afrique du Sud post-apartheid n’a pas encore surmonté ses immenses problèmes.
"Si je pouvais pleurer de peur dans une maison abandonnée
Si je pouvais m'arracher les yeux et les manger
Je le ferais pour ta voix d'oranger endeuillé
Et pour ta poésie qui jaillit en criant
Parce que pour toi poussent les écoles
Et les hérissons s'envolent vers le ciel"


Repose en paix, Madiba.

Nos cœurs,                                              ton linceul.

Le texte de Pierre Haski.

Le président sud-africain Jacob Zuma a annoncé ce jeudi soir la mort de Nelson Mandela

Nelson Mandela boxeur, au début des années 50 à Johannesburg, en Afrique du Sud (DR)
On avait de lui quelques vieilles photos noir et blanc. En boxeur, en jeune avocat au costume croisé impeccable, une raie au milieu du crâne, à Johannesburg, ou encore en rebelle clandestin défiant le pouvoir blanc.
Puis, plus rien, 27 ans d’isolement au bagne de Robben Island, au large du Cap, un quart de siècle au cours duquel Nelson Mandela, l’homme invisible, dont la presse sud-africaine n’avait même pas le droit de publier la photo, est devenu un symbole, mieux, un mythe. Non seulement dans son propre pays, mais dans le monde entier.
J’ai vécu quatre ans en Afrique du Sud, de 1976 à 1980, en plein apartheid, et j’ai vu les yeux des jeunes Noirs briller en prononçant le nom de cet homme qui était déjà en prison à leur naissance.
LE JOURNAL D’ANTENNE 2, LE 11 FÉVRIER 1990
Lorsque le « mythe » est sorti de prison, le 11 février 1990, le monde entier l’a vu marcher fièrement vers la liberté, le poing levé. Et a eu peur d’être déçu.
De cet homme à la vie accomplie, qui occupe assurément une place à part dans l’histoire, je retiendrais dix éléments, non exhaustifs...
1

De sang royal

Nelson Mandela est de sang royal. Et il aurait pu perpétuer la tradition en devenant, comme son père, conseiller du roi des Thembu, un peuple installé au Transkei, dans l’est de la province du Cap.
Son prénom à la naissance en 1918 était Rolihlahla, ce qui signifie au sens figuré « fauteur de troubles »... C’est à l’école qu’on lui attribua le prénom Nelson qui restera le plus utilisé.
Mais il accéda à l’éducation par le biais des missions protestantes, et sa famille lui permit d’aller à l’université noire de Fort Hare, la première institution d’enseignement supérieur destinée aux Noirs en Afrique du Sud, s’éloignant définitivement de l’ordre traditionnel de la campagne.
C’est à Fort Hare, vivier d’une nouvelle génération de nationalistes noirs, qu’il rencontra Oliver Tambo, son ami pour toujours, et qui dirigea le Congrès national africain (ANC) en exil quand Mandela était en prison.
Dans leur vision rétrograde de l’Afrique, les autorités sud-africaines ont tenté de séduire Mandela en lui faisant miroiter son « royaume » perdu.

« Roi chez lui » plutôt que « roi des Sud-Africains »

Alors qu’il était condamné à la prison à vie, le pouvoir blanc lui a proposé, à plusieurs reprises, de le libérer à condition qu’il renonce à son action politique, qu’il accepte de s’installer au Transkei, devenu un « bantoustan », territoire semi-autonome détaché de l’Afrique du Sud.
Et on lui promettait de l’installer à la tête des Thembu pour que, à défaut d’être le « roi des Sud-Africains », il soit « roi chez lui », dans son village... Inutile de dire que Mandela a, à chaque fois, refusé cette offre indigne, et n’est sorti de prison qu’à ses propres termes, libre et conquérant.
Mais c’est néanmoins dans les collines du Transkei que Nelson Mandela a choisi de se retirer. C’est à Qunu (la langue Xhosa se prononce avec un clic, ce qui donne un impossible « Qxounou » en faisant claquer la langue), un petit village rural à l’est du pays, qu’il vivait depuis sa dernière apparition publique, à la Coupe du monde de football de 2010.
2

Jeune rebelle

Dans l’immédiat après-guerre en Afrique du Sud, le Parti national remporte les élections (blanches) avec un programme qui tient en un mot : apartheid.
Nelson Mandela fait partie d’une nouvelle génération de Noirs, éduqués, urbanisés, qui décident de dire non.
Le tout nouvel avocat, « monté » à Johannesburg, la plus grande ville du pays, capitale de l’or et des affaires, doublée de sa ville satellite noire Soweto, rejoint la Ligue de la jeunesse de l’ANC, le déjà vieux mouvement nationaliste fondé en 1912 par des pasteurs modérés.
Née en 1944, l’ANC Youth League (ANCYL) transformera le mouvement réformiste en formation de combat, d’abord pacifique et non violent à la Gandhi, puis, sous les coups de la répression, en parti clandestin doublé d’une branche militaire.
Nelson Mandela, Walter Sisulu, Oliver Tambo, Govan Mbeki... Une poignée d’hommes conduira cette marche inexorable vers la liberté. Elle le paiera au prix fort.
Les années 50 ont révélé la personnalité de Mandela. Ce fut une décennie choc pour l’Afrique du Sud : les premières lois d’apartheid, la « campagne de défi » de l’ANC, l’alliance des congrès (l’ANC noire, le Congrès démocrate blanc, le Congrès indien, héritier de Gandhi, et le Congrès métis), et enfin la Charte de la liberté, adoptée en 1955, programme politique de changement radical du pays.
Dès les années 50, avant même le massacre de Sharpeville de 1960 qui précipita l’interdiction de l’ANC et son passage à la lutte armée, le mouvement avait préparé ses arrières. Ce fut le « plan M », M pour Mandela...
La confrontation était devenue inévitable. Nationalisme afrikaner contre nationalisme noir : cela ne pouvait se résoudre que par la force, avec un pouvoir afrikaner déterminé à instaurer dans ce cône sud de l’Afrique, allié aux colonies portugaises d’Angola et du Mozambique et au réduit blanc de Rhodésie (aujourd’hui le Zimbabwe), un bastion anticommuniste et résolument blanc.
Un groupe d’hommes représentait un obstacle sur ce chemin, avec à sa tête Nelson Mandela. Il sera neutralisé en 1963, après une longue traque qui s’achèvera dans une ferme isolée de Rivonia, près de Johannesburg. Les principaux dirigeants furent condamnés à la prison à vie et envoyés dans l’île dont ne s’évade pas, Robben Island, au large du Cap.
Pour les dirigeants blancs, cela devait être la fin de l’histoire.
3

Communiste ?

C’était une accusation du pouvoir blanc, une rumeur récurrente dans les milieux nationalistes, démentie par Nelson Mandela lui-même. Un historien britannique, Stephen Ellis, vient toutefois de publier un document trouvé dans des archives du Parti communiste sud-africain (SACP), et qui prouverait que Nelson Mandela a bien appartenu clandestinement à cette formation.
Dans les années 50 et 60, l’ANC, le mouvement de Mandela, a conclu une alliance avec le SACP, qui était alors un parti largement composé de Blancs. Par la suite, il a été très difficile de savoir quels leaders de l’ANC étaient également membres du Parti communiste.
Aujourd’hui encore, le SACP est toujours allié à l’ANC, ainsi qu’à la centrale syndicale COSATU, au sein d’un front qui soutient l’action gouvernementale.
Selon le document révélé par Stephen Ellis, datant de 1982, Nelson Mandela a rejoint clandestinement le Parti communiste sud-africain, et a même occupé des positions de responsabilité jusqu’à son arrestation et sa condamnation à la prison à vie.
Mais ce qu’ajoute Ellis, c’est que la principale motivation de Nelson Mandela n’était pas idéologique, mais pragmatique. Il y voyait un moyen d’entrer en contact avec les pays du bloc soviétique, les seuls susceptibles d’aider la lutte armée dans laquelle s’est engagée l’ANC après son passage dans la clandestinité au début des années 60.

Joe Slovo (Wikipédia)
Si c’était le but, ça a bien marché puisque l’URSS et ses alliés ont aidé l’ANC pendant ses années d’exil et de lutte. Le parti communiste sud-africain était dirigé à l’époque par Joe Slovo, un blanc d’origine lituanienne, que Le Figaro avait accusé, en pleine guerre froide, d’être un « colonel du KGB ».
J’avais rencontré Joe Slovo au début des années 80 à Lusaka (Zambie), et il en riait encore :
« Depuis le temps qu’on dit que je suis colonel du KGB, j’aurais pu avoir une promotion, on dirait que je suis coincé dans ce grade de colonel. »
Par la suite, Joe Slovo, dont la femme, Ruth First, fut tuée dans un attentat au colis piégé au Mozambique en 1982, a joué un rôle-clé dans les négociations qui ont mis fin à l’apartheid et permis l’élection de Nelson Mandela à la présidence. Il fit partie du premier gouvernement de l’Afrique du Sud post-apartheid jusqu’à sa mort en 1995.
L’ironie de cette révélation tardive sur les motivations non idéologiques du ralliement de Mandela au SACP rejoignent les critiques de l’extrême-gauche sud-africaine, qui reproche à l’ancien président d’avoir permis l’instauration d’une « démocratie bourgeoise » en Afrique du Sud, et d’avoir « sauvé » le système capitaliste.
4

A l’« université » de Robben Island

Les militants anti-apartheid qui étaient condamnés à une peine de prison à Robben Island disaient qu’ils allaient « étudier outremer », comme quand on part en Angleterre ou en Amérique...
Robben Island a été une grande école pour beaucoup d’entre eux, comme Jacob Zuma, l’actuel président sud-africain, qui n’a reçu aucune éducation formelle et dit avoir « tout appris » pendant ses dix années passées sur l’île.
L’influence des dirigeants historiques de l’ANC était telle que la direction de la prison finit par séparer le noyau dur des condamnés « à perpét’ », dont Mandela, de deux autres qui étaient appelés à être libérés un jour, pour éviter une trop grande « contamination ».
On a su après que les prisonniers avaient trouvé le moyen de s’échanger des messages, de recevoir des nouvelles de l’extérieur, et, miracle, que Nelson Mandela était même devenu « ami » avec l’un de ses gardes, James Gregory, qu’il avait converti à ses vues à force de discuter...
J’ai eu l’incroyable privilège de participer à l’unique voyage de presse organisé en 1977 par le gouvernement sud-africain à Robben Island, alors que j’étais journaliste à l’AFP à Johannesburg.
Le but des autorités était de contrer un rapport de l’ONU faisant état de « mauvais traitements » contre les prisonniers, mais nos règles étaient strictes : interdiction de parler aux prisonniers, et soumettre les articles à la censure avant publication.
Nous avons ainsi pu déambuler dans cette prison fraîchement ripolinée pour notre arrivée, voir jardiner Nelson Mandela, Walter Sisulu, Herman Toivo Ja Toivo (le fondateur de l’Organisation du peuple du sud-ouest africain, laSWAPO, de Namibie), et les autres membres du « noyau dur ». Mais sans leur parler.
Nous avons pu voir la petite cellule de Nelson Mandela, avec, sur un tabouret près de son lit, la photo de sa femme Winnie, en tenue africaine traditionnelle faite de perles.

« La prison à vie dure toute la vie »

Dans la cellule de Govan Mbeki, le père du futur président Thabo Mbeki, je m’étonnais à voix haute de voir la Bible sur sa table de nuit, sans avoir réalisé qu’il était en train de nettoyer ses vitres de l’extérieur. Il m’interpella en riant : « Ça vous étonne ? ». Je lui répondis « oui » en le saluant. De retour au Cap, je fus accusé d’avoir violé les règles de la visite...
Une fois revenus au Cap, nous eûmes droit à une conférence de presse du ministre de la Justice d’alors, Jimmy Kruger, qui, à la question d’une éventuelle libération de Nelson Mandela, répondit avec arrogance :
« En Afrique du Sud, la prison à vie dure toute la vie. »
C’était en 1977. L’année de la mort de Steve Biko, le leader étudiant noir tabassé par des policiers, mais dont Jimmy Kruger avait d’abord affirmé qu’il s’était « cogné la tête contre un mur de désespoir », faisant rire tout le parlement blanc.
Personne ne pouvait alors imaginer que le prisonnier de Robben Island serait un jour président d’une Afrique du Sud non raciale et démocratique.
5

Le réconciliateur

Dans sa plaidoirie à son propre procès, un texte magnifique et exemplaire, Nelson Mandela a déclaré qu’il luttait pour une Afrique du Sud « non raciale », et qu’il était « prêt à mourir » pour cet idéal.
Vingt-sept ans plus tard, allait-il rester fidèle à cet idéal ? La prison n’aurait-elle pas créé un désir de vengeance, à la mesure de l’oppression subie par la majorité noire d’Afrique du Sud en trois siècles de colonialisme et d’apartheid ?
Dès son discours à la foule réunie au Cap pour saluer sa libération, Nelson Mandela a montré qu’il n’avait pas changé, et que c’est un homme d’Etat, conscient de son rôle historique à un moment charnière, qui sortait de l’ombre.
Il l’a montré tout au long de la période de transition et lors de son unique mandat à la tête du pays, tentant de surmonter les blessures béantes de décennies du pire système de discrimination raciale institutionnalisée que l’homme ait jamais imaginé.

Nelson Mandela remet la coupe du monde au capitaine des Springboks en 1995 (Courrier international)

Rugby, sport blanc, foot, sport noir

Clint Eastwood a immortalisé l’un de ces gestes avec son biopic « Invictus », consacré à la victoire de l’Afrique du Sud à la Coupe du monde en 1995.
A l’époque de l’apartheid, dont il faut rappeler qu’il interdisait toute activité multiraciale, le rugby était le sport blanc par excellence, et le foot le sport noir.
Comme le montre le film, s’engager comme il l’a fait auprès de l’équipe des Springboks était un moyen de faire passer un message de réconciliation aux Blancs. Et la victoire est venue couronner un geste hautement symbolique.
Nelson Mandela a eu l’habileté, l’intuition et aussi le bon sens politique de jouer sur la fibre sportive de tous les Sud-Africains, quelle que soit la couleur de leur peau, pour les unir autour de l’éphémère « nation arc-en-ciel ».
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Des chemises classes

Nelson Mandela le « trend setter », le faiseur de mode ! C’est au retour d’un voyage en Indonésie en 1994 que Nelson Mandela a demandé au styliste sud-africain Yusuf Surtee (dont on retrouvera par la suite le nom dans un scandale politico-financier) de lui dessiner les chemises amples et colorées qu’il porte presque tout le temps, ne sacrifiant qu’exceptionnellement au costume-cravate. Un style est né.
Le protocole de Sa Majesté britannique n’en revient toujours pas : même à Buckingham Palace, on a pu voir le dirigeant sud-africain porter une magnifique chemise noire en soie et satin, alors que tous les convives étaient en « pingouin », nœud papillon et smoking.
Mgr. Desmond Tutu, autre prix Nobel de la paix sud-africain et farouche militant anti-apartheid, avait à l’époque critiqué le style vestimentaire de Nelson Mandela.
Réponse de l’intéressé : « C’est étonnant, venant d’un homme qui porte des robes »...
7

De piètres héritiers

Nelson Mandela a eu l’intelligence de ne faire qu’un seul mandat à la tête de l’Afrique du Sud, estimant qu’il avait accompli sa « mission » en permettant une transition sans bain de sang, un début de réconciliation, et en mettant sur pied des institutions démocratiques.
Cette décision exemplaire, antithèse de l’acharnement à rester au pouvoir d’un Robert Mugabe dans le Zimbabwe voisin, ou de trop de despotes africains dans l’Histoire, était doublée de l’assurance d’avoir un successeur digne de ce nom.

Thabo Mbeki avait tout pour lui. Fils de Govan Mbeki, l’un des compagnons de prison de Nelson Mandela, éduqué à l’étranger, l’un des dirigeants de l’ANC en exil pendant la traversée du désert, il avait le pedigree, la formation, l’expérience...
Mais « Thabo », comme l’appellent les Sud-Africains, n’a pas été à la hauteur. Son incroyable obsession à nier le lien entre le VIH et le sida, et donc à refuser le recours aux thérapies qui ont sauvé tant de vies depuis leur découverte, a permis à l’épidémie de faire des ravages. Et il a laissé se développer une bourgeoisie noire sans entamer l’océan de pauvreté laissé en héritage par le système de l’apartheid.

Zuma a déclaré avoir pris une douche pour se protéger du sida, le caricaturiste Zapiro le représente toujours avec un pommeau de douche
Mbeki a été démis par son rival Jacob Zuma dans un coup de force interne à l’ANC en 2008, mais celui-ci soulève plein d’autres questions aux yeux de nombreux Sud-Africains :
  • éthiques après son implication restée sans suite dans une affaire de corruption liée à des achats d’armes ;
  • éthiques encore après son procès et sa relaxe pour viol d’une jeune fille séropositive ;
  • ou encore sur sa polygamie assumée, et ses dépenses fastueuses dans son « kraal » natal, le village du Zoulouland où il a son fief.
Nelson Mandela a eu le mérite, mais peut-être aussi le tort regrettent certains Sud-Africains, de ne plus se mêler des affaires de l’ANC ou de l’Etat après avoir passé le relais à Thabo Mbeki en 1999. Mbeki et Zuma ont préservé l’héritage de Mandela, des institutions démocratiques et l’absence de vengeance vis-à-vis des Blancs.
Mais ils n’ont pas relevé les autres défis post-apartheid auxquels Mandela n’avait pas pu s’attaquer, et en premier lieu celui de la crise sociale qui a récemment explosé dans la tuerie de la mine de Marikana en août 2012.
8

Winnie l’indomptable


L’histoire retiendra l’image de ce couple qui marche fièrement, le poing levé, à la sortie de prison de Nelson Mandela, cette belle journée du 11 février 1990. Nelson et Winnie.
Ça ne durera pas, et le président devra se séparer de son épouse deux ans plus tard, alors que Winnie est impliquée dans un scandale à propos de la mort d’un jeune militant anti-apartheid maltraité par les partisans de la « Première dame » avant l’heure.
La belle Winnie a été la deuxième femme de Nelson, et un sacré caractère. Je l’ai vue tenir tête à des policiers surarmés en juin 1976 à Soweto, alors que des dizaines de jeunes écoliers venaient d’être fauchés par les balles des forces de répression. Face à un officier afrikaner, cette femme, qui venait de créer le « Black Parents Committee » pendant la nuit, se dressait et lui disait fièrement :
« Vous savez qui je suis ? Je suis la femme de Nelson Mandela. »
A l’époque, Nelson Mandela croupissait en prison, et le pouvoir blanc était à son apogée. Winnie était une combattante, et si le nom de Mandela a pris la force d’un tel symbole pendant qu’il était en prison, il lui doit beaucoup.
Mais elle était aussi incontrôlable, farouchement indépendante et incapable de se plier à la discipline d’un parti. Aujourd’hui encore, elle reste un électron libre et radicalisé au sein de l’ANC, populaire parce que rebelle. Populaire aussi parce qu’elle a été « la femme de Nelson Mandela », la mère de ses deux filles, Zinzi et Zenani.
9

Graça, femme de deux président

Le jour de ses 80 ans, Nelson Mandela se remarie pour la troisième fois. Graça, la femme qui l’accompagnera dans ses années de vieillesse jusqu’à la mort, devient ainsi un cas exceptionnel dans l’histoire : elle aura été l’épouse de deux chefs d’Etat.
Graça a en effet été la femme de Samora Machel, le leader du Front de libération du Mozambique (Frelimo) puis président du Mozambique, l’ancienne colonie portugaise voisine de l’Afrique du Sud. Samora Machel est mort en 1986 dans un accident d’avion sur le sol sud-africain, un crash encore entouré de zones d’ombre jamais élucidées.
Le Frelimo et l’ANC étaient compagnons d’armes, deux mouvements de libération engagés dans la lutte armée contre des pouvoirs blancs. Par la suite, le Mozambique a payé au prix fort son soutien à la lutte de l’ANC contre Pretoria, une déstabilisation meurtrière, le soutien sud-africain à une guérilla impitoyable.
Graça, veuve de Samora Machel, s’est rapprochée de Nelson Mandela pendant les années de solitude qui ont suivi le départ de Winnie.
Mais leur mariage ne fut pas simple. Il fallut négocier avec le clan Machel au Mozambique, et c’est le chef traditionnel du clan Mandela au Transkei qui se chargea de la « transaction ». On a beau être entre anciens combattants de la liberté, il est des traditions qui perdurent.
10

Hugh Masekela





Le nom de Hugh Masekela est irrémédiablement associé à celui de Nelson Mandela. Ce grand musicien sud-africain appartient à cette génération d’artistes noirs qui a émergé dans les années 50, décennie de bouillonnement culturel et politique.
Miriam Makeba, Todd Matshikiza, Dollar Brand (devenu Abdullah Ibrahim), font partie de ce groupe qui faisait swinguer Soweto, tandis que Mandela et la « Youth League » accéléraient de leur coté le tempo politique et radicalisaient l’ANC.
Plus tard, en exil tandis que Mandela croupissait encore à Robben Island mais que sa libération était demandée par le monde entier, Hugh Masekela composa une chanson mobilisatrice, à un moment où les chances de revoir un jour le leader de l’ANC libre étaient encore faibles.
Intitulée « Bring back Nelson Mandela » (« Ramenez-nous Nelson Mandela »), la chanson joyeuse et entraînante de Hugh Masekela, trompettiste à la Miles Davis, fit danser toute l’Afrique.
Avec un refrain clair et net :
« Bring back Nelson Mandela, bring him back home to Soweto ;
I want to see him walking down the streets of South Africa ;
I want to see him hand in hand with Winnie Mandela. »
(« Ramenez-nous Nelson Mandela, ramenez-le chez lui à Soweto ;
Je veux le voir marcher le long des rues d’Afrique du Sud ;
Je veux le voir la main dans la main avec Winnie Mandela. »)

Le texte de Mme Ségolène Royal 

in : "Cette belle idée du courage"


Nelson Mandela

« Etre libre, ce n'est pas seulement se débarrasser de ses chaînes ; c'est vivre d'une façon qui 

respecte et renforce la liberté des autres. »

Le 27 août 2012, à Johannesburg, à l’occasion d’un congrès sur les injustices dans la 

mondialisation, j’ai rencontré longuement Graça Machel, qui a reçu le prix des Nations Unies 

pour son travail humanitaire concernant l’impact des guerres sur les enfants. Une femme 

de convictions et une militante aguerrie qui m’a parlé avec flamme de Nelson Mandela, 

son mari, qui s’est retiré, fatigué, dans son village natal de Kunu. Nous parlons crises 

internationales, place de l’Afrique dans le monde, fléau du Sida en Afrique du Sud. 

Avant de la rencontrer, la visite de la prison de Robben Island s’imposait, ainsi que celle de la 

maison natale de Nelson Mandela. J’en ai pris des photos qui dégagent des années après, une 

force mêlée d’intense émotion.

Robben Island : Mandela est resté si longtemps prisonnier dans des conditions d’une 

extrême dureté. Repensons au courage qu’il lui a fallu pour repousser l’infâme marché que le 

gouvernement de l’apartheid lui avait proposé en 1976 : reddition contre libération.

Essayons de nous représenter la cruauté de ce piège qui lui fut tendu. Aurait-on eu ce courage 

inimaginable ? Pensons-y pour y puiser des raisons d’avancer lorsque les épreuves nous 

agressent. Ne serait-ce qu’en les comparant avec celles qu’il a vécues, on relativise la dureté 

de ce que nous avons à affronter au quotidien.

C’est ainsi que je m’adresse à vous, Nelson Mandela, passeur de courage :

En 1976, vous venez, Nelson Mandela, de passer quatorze ans en prison et vous ne savez pas 

que vous allez y passer quinze ans de plus.

Quatorze ans, c’est à peu près l’âge de votre dernière fille, qui est née lorsque les menottes 

froides mordaient déjà vos poignets.

Sur ces quatorze années, vous venez d’en passer douze dans un bagne atroce.

Chaque jour, depuis douze ans, vous accomplissez une série de travaux forcés, abrutissants et 

humiliants.

Une carrière de chaux est le lieu de ce calvaire, où vous brûlez vos yeux et perdez votre 

vigueur.

Ou bien alors vous cassez des cailloux, comme ça, sans but, pour expier les fautes dont les 

autres vous accusent.

Vous êtes retenu dans un lieu de détention sinistre, une larme de terre échappée à l’Afrique, 

perdue, entre le continent et le pôle lointain.

Vous n’avez pas pu enterrer votre fils quand il est mort.

Vous ne voyez pas votre femme.

Vous recevez, comme seul contact d’avec la vie continuée, une seule lettre, tous les six mois, 

quand vos geôliers se montrent cléments.

C’est l’eau salée de l’Atlantique, dont vous devez vous servir, pour laver votre grand corps 

brisé.

Votre cellule est si petite que deux pas en avalent la superficie dérisoire. Votre cellule est 

triste.

Vous n’avez pas de lit. Vous dormez par terre.

Vous ne demandez aucun traitement de faveur, et jeûnez, par révolte, quand les grèves de la 

faim éclatent.

Parmi cette cohorte de damnés, vous êtes de la pire extraction : catégorie des Noirs, espèce 

des condamnés politiques.

Vous avez eu une vie riche, intense : jeunesse heureuse, carrière fulgurante, l’honneur éclatant 

de s’être révolté.

A présent l’existence est d’une monotonie grisâtre…

A cinquante-huit ans, il vous reste peut-être quinze ans à vivre. Quinze ans où vous pourriez 

voir grandir vos enfants, et vous reposer un peu de vos efforts.

Quinze ans au soleil du Transval, à aimer ceux qui vous sont chers.

Quinze ans, c’est prodigieux et c’est énorme, quand on est dans votre cellule inlassablement 

sillonnée, depuis douze ans.

La prison, pour quinze ans encore.

En ce jour de 1976, pourtant, un Ministre du gouvernement de l’Afrique du Sud, un de ces 

Afrikaners qui ont mis en place l’apartheid, ce système de ségrégation contre lequel vous 

tendez chacun de vos efforts depuis bientôt trente ans, un Ministre, donc, vient vous voir et 

vous dit : Nelson Mandela vous êtes libre.

Alors, vous revoyez tout : les mines de chaux, la couche infâme où vos os se brisent. Vous 

revoyez tout : Winnie, votre femme, et ces enfants, vos enfants, dont vous êtes réduit à 

imaginer, inventer le visage.

Libre, vraiment ?

En réalité, c’est un marché de dupes : c’est votre silence, que l’on vient acheter. C’est votre 

combat, qu’on veut étouffer.

C’est votre courage, que l’on veut monnayer.

Mais quinze ans à vivre, n’est-ce pas suffisant, pour vous renier ?

Contre un seul moment de faiblesse, dix mille autres de bonheur ?

Et pourtant, vous, Nelson Mandela, vous dîtes non.

Vous dites non au Ministre, en 1976, après quinze ans de prison, comme vous direz non, 

encore, dix ans plus tard, quand votre fille lira au monde entier vos discours de refus.

Comment Mandela a-t-il trouvé la force de dire non ? 

Il aurait pu accepter, sans pour autant être parjure, mais simplement homme, père, mari, 

faillible. 

Mais Mandela dit non.

Mandela ne cède pas.

Mandela choisit, une fois encore, d’accepter la nécessité de fer que l’histoire lui impose et ce 

choix est en fait un acte de liberté.

Ce n’est plus le geôlier qui dicte ses conditions, c’est le prisonnier s’arroge la liberté de les 

repousser.

La victoire, morale et politique, c’est Mandela qui la remporte.

Il sait que le prix en est lourd, effrayant même, mais qu’il préserve ainsi l’avenir d’un combat 

auquel il a tout sacrifié.

C’est à ces minutes, en 1976, face au ministre venu lui faire signer le pacte du diable, dans sa 

minuscule cellule de Robben Island où douze années de souffrance se sont déjà évaporées au 

soleil de l’Atlantique, c’est à ces minutes terribles que j’ai songé, lorsque j’ai

visité la prison de celui qui deviendra le plus ancien prisonnier du monde et un leader capable 

de se hausser au dessus de ce qu’il avait subi.

Car pour ces presque trente ans de cachots, de solitude, et de mines de chaux, de claustration 

et de malheurs, Mandela a décidé de bannir l’esprit de vengeance.

Quand, le moment enfin venu d’en finir avec l’apartheid, il faut rebâtir le pays sur d’autres 

bases, empêcher que la peur des uns et la colère accumulée des autres ne le dévastent, 

Mandela fait preuve d’un courage pas moins grand que celui de ses années de détention, qui a 

forcé l’admiration du monde.

Il sait que l’Afrique du sud va devoir panser ses plaies et regarder devant elle.

Il sait que le ressentiment, si légitime soit-il, n’est pas un guide pour l’action et encore moins 

un chemin vers l’avenir.

Vérité, justice et réconciliation : Mandela libéré en sera le garant.

Il ose la nation arc-en-ciel. Il endosse le maillot jaune et vert des joueurs des springboks.

Il ose l’espoir d’un pays fraternel.

Il y engage tout son prestige moral et tout son poids politique.

Tout son pouvoir de conviction.

Mandela sait combien la barbarie ensauvage ses auteurs.

Parfois aussi ses victimes.

Son pari, qui est un grand acte de courage, c’est que la fraternité réussisse à humaniser 

nombre de ceux qui incarnèrent sa négation.

Son pari, c’est que puissent désormais vivre ensemble toutes les composantes d’une nation à 

peine rescapée de l’apartheid.

Déjà, durant ses longues années de prison, sa dignité impressionnait ses gardiens au point que 

certains en sont venus à éprouver respect et sympathie pour lui.

Mandela sait le poids des souffrances endurées mais il sait aussi que la fraternité est le seul 

ciment qui vaille.

Lui qui n’a jamais dissocié son sort personnel de celui de son peuple aime à citer ce proverbe 

zoulou : « un individu est individu à cause des autres individus ».

Mais le courage de Nelson Mandela, c’est aussi de mettre les Sud -Africains en garde 

contre l’illusion que le but est atteint alors que la fin de l’apartheid doit être un nouveau 

commencement.

Il le dit dans son autobiographie : « La vérité c’est que nous ne sommes pas encore libres ; 

nous avons seulement atteint la liberté d’être libre, le droit de ne pas être opprimés (…).Car 

être libres, ce n’est pas seulement se débarrasser de ses chaînes ; c’est vivre d’une façon qui 

respecte et renforce la liberté des autres ».

Courage de la résistance, puis courage de la fraternité, mais aussi courage de la lucidité, tels 

sont, pour moi, les trois courages majeurs de Mandela.

D’abord, le courage de tout sacrifier, trente années de sa vie, pour une cause qu’il a su 

incarner de manière exemplaire.

Ensuite, le courage de l’humanisme, cette sagesse surplombant les déchirures des hommes 

entre eux, pour retrouver ensuite la perspective depuis laquelle ils sont tous frères. 

Enfin, le courage de regarder en face les nouveaux défis que l’Afrique du Sud va devoir 

relever pour consolider sa liberté si durement conquise et sa démocratie toute neuve.

L’apartheid racial a été mis hors-la-loi.

Mais le risque d’apartheid social, fléau mondial galopant, peut saper les bases de la nation 

arc- en-ciel.

Nelson Mandela a incarné la lutte de son peuple.

Il a piloté une transition infiniment périlleuse.

Il a énoncé les valeurs dont la nouvelle Afrique du Sud a besoin.

Il a jeté les bases d’autres possibles.

Il a eu le courage de lutter, de résister, emprisonnés pendant vingt-sept ans pour sa lutte contre 

l’apartheid, il est libéré en 1990, reçoit le prix Nobel de la paix en 1993 et devient en 1994 

Président de l’Afrique du Sud jusqu’en 1999.

C’est, pour le monde entier, un exemple exceptionnel, un géant de l’Histoire, qui écrivait en 

1981 depuis la prison : « C’est une vertu précieuse que de rendre les autres heureux et de leur 

faire oublier leurs soucis. » Et ce conseil à retenir : « Prenez sur vous, où que vous viviez, de 

donner de la joie et de l’espoir autour de vous. »




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