1 L'Homme plantait des arbres -Giono par Quarouble
JEAN
GIONO
L'homme
qui plantait des arbres
Pour
que le caractère d'un être humain dévoile des qualités vraiment
exceptionnelles, il faut avoir la bonne fortune de pouvoir observer
son action pendant de longues années. Si cette action est dépouillée
de tout égoïsme, si l'idée qui la dirige est d'une générosité
sans exemple, s'il est absolument certain qu'elle n'a cherché de
récompense nulle part et qu'au surplus elle ait laissé sur le monde
des marques visibles, on est alors, sans risque d'erreurs, devant un
caractère inoubliable.
Il
y a environ une quarantaine d'années, je faisais une longue course à
pied, sur des hauteurs absolument inconnues des touristes, dans cette
très vieille région des Alpes qui pénètre en Provence.
Cette
région est délimitée au sud-est et au sud par le cours moyen de la
Durance, entre Sisteron et Mirabeau; au nord par le cours supérieur
de la Drôme, depuis sa source jusqu'à Die; à l'ouest par les
plaines du Comtat Venaissin et les contreforts du Mont-Ventoux. Elle
comprend toute la partie nord du département des Basses-Alpes, le
sud de la Drôme et une petite enclave du Vaucluse.
C'était,
au moment où j'entrepris ma longue promenade dans ces déserts, des
landes nues et monotones, vers 1200 à 1300 mètres d'altitude. Il
n'y poussait que des lavandes sauvages.
Je
traversais ce pays dans sa plus grande largeur et, après trois jours
de marche, je me trouvais dans une désolation sans exemple. Je
campais à côté d'un squelette de village abandonné. Je n'avais
plus d'eau depuis la veille et il me fallait en trouver. Ces maisons
agglomérées, quoique en ruine, comme un vieux nid de guêpes, me
firent penser qu'il avait dû y avoir là, dans le temps, une
fontaine ou un puits. Il y avait bien une fontaine, mais sèche. Les
cinq à six maisons, sans toiture, rongées de vent et de pluie, la
petite chapelle au clocher écroulé, étaient rangées comme le sont
les maisons et les chapelles dans les villages vivants, mais toute
vie avait disparu.
C'était
un beau jour de juin avec grand soleil, mais sur ces terres sans abri
et hautes dans le ciel, le vent soufflait avec une brutalité
insupportable. Ses grondements dans les carcasses des maisons étaient
ceux d'un fauve dérangé dans son repas.
Il
me fallut lever le camp. A cinq heures de marche de là, je n'avais
toujours pas trouvé d'eau et rien ne pouvait me donner l'espoir d'en
trouver. C'était partout la même sécheresse, les mêmes herbes
ligneuses. Il me sembla apercevoir dans le lointain une petite
silhouette noire, debout. Je la pris pour le tronc d'un arbre
solitaire. A tout hasard, je me dirigeai vers elle. C'était un
berger. Une trentaine de moutons couchés sur la terre brûlante se
reposaient près de lui.
Il
me fit boire à sa gourde et, un peu plus tard, il me conduisit à sa
bergerie, dans une ondulation du plateau. Il tirait son eau -
excellente - d'un trou naturel, très profond, au-dessus duquel il
avait installé un treuil rudimentaire.
Cet
homme parlait peu. C'est le fait des solitaires, mais on le sentait
sûr de lui et confiant dans cette assurance. C'était insolite dans
ce pays dépouillé de tout. Il n'habitait pas une cabane mais une
vraie maison en pierre où l'on voyait très bien comment son travail
personnel avait rapiécé la ruine qu'il avait trouvé là à son
arrivée. Son toit était solide et étanche. Le vent qui le frappait
faisait sur les tuiles le bruit de la mer sur les plages.
Son
ménage était en ordre, sa vaisselle lavée, son parquet balayé,
son fusil graissé; sa soupe bouillait sur le feu. Je remarquai alors
qu'il était aussi rasé de frais, que tous ses boutons étaient
solidement cousus, que ses vêtements étaient reprisés avec le soin
minutieux qui rend les reprises invisibles.
Il
me fit partager sa soupe et, comme après je lui offrais ma blague à
tabac, il me dit qu'il ne fumait pas. Son chien, silencieux comme
lui, était bienveillant sans bassesse.
Il
avait été entendu tout de suite que je passerais la nuit là; le
village le plus proche était encore à plus d'une journée et demie
de marche. Et, au surplus, je connaissais parfaitement le caractère
des rares villages de cette région. Il y en a quatre ou cinq
dispersés loin les uns des autres sur les flans de ces hauteurs,
dans les taillis de chênes blancs à la toute extrémité des routes
carrossables. Ils sont habités par des bûcherons qui font du
charbon de bois. Ce sont des endroits où l'on vit mal. Les familles
serrées les unes contre les autres dans ce climat qui est d'une
rudesse excessive, aussi bien l'été que l'hiver, exaspèrent leur
égoïsme en vase clos. L'ambition irraisonnée s'y démesure, dans
le désir continu de s'échapper de cet endroit.
Les
hommes vont porter leur charbon à la ville avec leurs camions, puis
retournent. Les plus solides qualités craquent sous cette
perpétuelle douche écossaise. Les femmes mijotent des rancoeurs. Il
y a concurrence sur tout, aussi bien pour la vente du charbon que
pour le banc à l'église, pour les vertus qui se combattent entre
elles, pour les vices qui se combattent entre eux et pour la mêlée
générale des vices et des vertus, sans repos. Par là-dessus, le
vent également sans repos irrite les nerfs. Il y a des épidémies
de suicides et de nombreux cas de folies, presque toujours
meurtrières.
Le
berger qui ne fumait pas alla chercher un petit sac et déversa sur
la table un tas de glands. Il se mit à les examiner l'un après
l'autre avec beaucoup d'attention, séparant les bons des mauvais. Je
fumais ma pipe. Je me proposai pour l'aider. Il me dit que c'était
son affaire. En effet : voyant le soin qu'il mettait à ce
travail, je n'insistai pas. Ce fut toute notre conversation. Quand il
eut du côté des bons un tas de glands assez gros, il les compta par
paquets de dix. Ce faisant, il éliminait encore les petits fruits ou
ceux qui étaient légèrement fendillés, car il les examinait de
fort près. Quand il eut ainsi devant lui cent glands parfaits, il
s'arrêta et nous allâmes nous coucher.
La
société de cet homme donnait la paix. Je lui demandai le lendemain
la permission de me reposer tout le jour chez lui. Il le trouva tout
naturel, ou, plus exactement, il me donna l'impression que rien ne
pouvait le déranger. Ce repos ne m'était pas absolument
obligatoire, mais j'étais intrigué et je voulais en savoir plus. Il
fit sortir son troupeau et il le mena à la pâture. Avant de partir,
il trempa dans un seau d'eau le petit sac où il avait mis les glands
soigneusement choisis et comptés.
Je
remarquai qu'en guise de bâton, il emportait une tringle de fer
grosse comme le pouce et longue d'environ un mètre cinquante. Je fis
celui qui se promène en se reposant et je suivis une route parallèle
à la sienne. La pâture de ses bêtes était dans un fond de combe.
Il laissa le petit troupeau à la garde du chien et il monta vers
l'endroit où je me tenais. J'eus peur qu'il vînt pour me reprocher
mon indiscrétion mais pas du tout : c'était sa route et il
m'invita à l'accompagner si je n'avais rien de mieux à faire. Il
allait à deux cents mètres de là, sur la hauteur.
Arrivé
à l'endroit où il désirait aller, il se mit à planter sa tringle
de fer dans la terre. Il faisait ainsi un trou dans lequel il mettait
un gland, puis il rebouchait le trou. Il plantait des chênes. Je lui
demandai si la terre lui appartenait. Il me répondit que non.
Savait-il à qui elle était ? Il ne savait pas. Il supposait
que c'était une terre communale, ou peut-être, était-elle
propriété de gens qui ne s'en souciaient pas ? Lui ne se
souciait pas de connaître les propriétaires. Il planta ainsi cent
glands avec un soin extrême.
Après
le repas de midi, il recommença à trier sa semence. Je mis, je
crois, assez d'insistance dans mes questions puisqu'il y répondit.
Depuis trois ans il plantait des arbres dans cette solitude. Il en
avait planté cent mille. Sur les cent mille, vingt mille était
sortis. Sur ces vingt mille, il comptait encore en perdre la moitié,
du fait des rongeurs ou de tout ce qu'il y a d'impossible à prévoir
dans les desseins de la Providence. Restaient dix mille chênes qui
allaient pousser dans cet endroit où il n'y avait rien auparavant.
C'est
à ce moment là que je me souciai de l'âge de cet homme. Il avait
visiblement plus de cinquante ans. Cinquante-cinq, me dit-il. Il
s'appelait Elzéard Bouffier. Il avait possédé une ferme dans les
plaines. Il y avait réalisé sa vie. Il avait perdu son fils unique,
puis sa femme. Il s'était retiré dans la solitude où il prenait
plaisir à vivre lentement, avec ses brebis et son chien. Il avait
jugé que ce pays mourait par manque d'arbres. Il ajouta que, n'ayant
pas d'occupations très importantes, il avait résolu de remédier à
cet état de choses.
Menant
moi-même à ce moment-là, malgré mon jeune âge, une vie
solitaire, je savais toucher avec délicatesse aux âmes des
solitaires. Cependant, je commis une faute. Mon jeune âge,
précisément, me forçait à imaginer l'avenir en fonction de
moi-même et d'une certaine recherche du bonheur. Je lui dis que,
dans trente ans, ces dix mille chênes seraient magnifiques. Il me
répondit très simplement que, si Dieu lui prêtait vie, dans trente
ans, il en aurait planté tellement d'autres que ces dix mille
seraient comme une goutte d'eau dans la mer.
Il
étudiait déjà, d'ailleurs, la reproduction des hêtres et il avait
près de sa maison une pépinière issue des faînes. Les sujets
qu'il avait protégés de ses moutons par une barrière en grillage,
étaient de toute beauté. Il pensait également à des bouleaux pour
les fonds où, me dit-il, une certaine humidité dormait à quelques
mètres de la surface du sol.
Nous
nous séparâmes le lendemain.
L'année
d'après, il y eut la guerre de 14 dans laquelle je fus engagé
pendant cinq ans. Un soldat d'infanterie ne pouvait guère y
réfléchir à des arbres. A dire vrai, la chose même n'avait pas
marqué en moi : je l'avais considérée comme un dada, une
collection de timbres, et oubliée.
Sorti
de la guerre, je me trouvais à la tête d'une prime de
démobilisation minuscule mais avec le grand désir de respirer un
peu d'air pur. C'est sans idée préconçue - sauf celle-là - que je
repris le chemin de ces contrées désertes.
Le
pays n'avait pas changé. Toutefois, au-delà du village mort,
j'aperçus dans le lointain une sorte de brouillard gris qui
recouvrait les hauteurs comme un tapis. Depuis la veille, je m'étais
remis à penser à ce berger planteur d'arbres. « Dix mille
chênes, me disais-je, occupent vraiment un très large espace ».
J'avais
vu mourir trop de monde pendant cinq ans pour ne pas imaginer
facilement la mort d'Elzéar Bouffier, d'autant que, lorsqu'on en a
vingt, on considère les hommes de cinquante comme des vieillards à
qui il ne reste plus qu'à mourir. Il n'était pas mort. Il était
même fort vert. Il avait changé de métier. Il ne possédait plus
que quatre brebis mais, par contre, une centaine de ruches. Il
s'était débarrassé des moutons qui mettaient en péril ses
plantations d'arbres. Car, me dit-il (et je le constatais), il ne
s'était pas du tout soucié de la guerre. Il avait imperturbablement
continué à planter.
Les
chênes de 1910 avaient alors dix ans et étaient plus hauts que moi
et que lui. Le spectacle était impressionnant. J'étais
littéralement privé de parole et, comme lui ne parlait pas, nous
passâmes tout le jour en silence à nous promener dans sa forêt.
Elle avait, en trois tronçons, onze kilomètres de long et trois
kilomètres dans sa plus grande largeur. Quand on se souvenait que
tout était sorti des mains et de l'âme de cet homme - sans moyens
techniques - on comprenait que les hommes pourraient être aussi
efficaces que Dieu dans d'autres domaines que la destruction.
Il
avait suivi son idée, et les hêtres qui m'arrivaient aux épaules,
répandus à perte de vue, en témoignaient. Les chênes étaient
drus et avaient dépassé l'âge où ils étaient à la merci des
rongeurs; quant aux desseins de la Providence elle-même, pour
détruire l'oeuvre créée, il lui faudrait avoir désormais recours
aux cyclones. Il me montra d'admirables bosquets de bouleaux qui
dataient de cinq ans, c'est-à-dire de 1915, de l'époque où je
combattais à Verdun. Il leur avait fait occuper tous les fonds où
il soupçonnait, avec juste raison, qu'il y avait de l'humidité
presque à fleur de terre. Ils étaient tendres comme des adolescents
et très décidés.
La
création avait l'air, d'ailleurs, de s'opérer en chaînes. Il ne
s'en souciait pas; il poursuivait obstinément sa tâche, très
simple. Mais en redescendant par le village, je vis couler de l'eau
dans des ruisseaux qui, de mémoire d'homme, avaient toujours été à
sec. C'était la plus formidable opération de réaction qu'il m'ait
été donné de voir. Ces ruisseaux secs avaient jadis porté de
l'eau, dans des temps très anciens. Certains de ces villages tristes
dont j'ai parlé au début de mon récit s'étaient construits sur
les emplacements d'anciens villages gallo-romains dont il restait
encore des traces, dans lesquelles les archéologues avaient fouillé
et ils avaient trouvé des hameçons à des endroits où au vingtième
siècle, on était obligé d'avoir recours à des citernes pour avoir
un peu d'eau.
Le
vent aussi dispersait certaines graines. En même temps que l'eau
réapparut réapparaissaient les saules, les osiers, les prés, les
jardins, les fleurs et une certaine raison de vivre.
Mais
la transformation s'opérait si lentement qu'elle entrait dans
l'habitude sans provoquer d'étonnement. Les chasseurs qui montaient
dans les solitudes à la poursuite des lièvres ou des sangliers
avaient bien constaté le foisonnement des petits arbres mais ils
l'avaient mis sur le compte des malices naturelles de la terre. C'est
pourquoi personne ne touchait à l'oeuvre de cet homme. Si on l'avait
soupçonné, on l'aurait contrarié. Il était insoupçonnable. Qui
aurait pu imaginer, dans les villages et dans les administrations,
une telle obstination dans la générosité la plus magnifique ?
A
partir de 1920, je ne suis jamais resté plus d'un an sans rendre
visite à Elzéard Bouffier. Je ne l'ai jamais vu fléchir ni douter.
Et pourtant, Dieu sait si Dieu même y pousse ! Je n'ai pas fait
le compte de ses déboires. On imagine bien cependant que, pour une
réussite semblable, il a fallu vaincre l'adversité; que, pour
assurer la victoire d'une telle passion, il a fallu lutter avec le
désespoir. Il avait, pendant un an, planté plus de dix mille
érables. Ils moururent tous. L'an d'après, il abandonna les érables
pour reprendre les hêtres qui réussirent encore mieux que les
chênes.
Pour
avoir une idée à peu près exacte de ce caractère exceptionnel, il
ne faut pas oublier qu'il s'exerçait dans une solitude totale; si
totale que, vers la fin de sa vie, il avait perdu l'habitude de
parler. Ou, peut-être, n'en voyait-il pas la nécessité ?
En
1933, il reçut la visite d'un garde forestier éberlué. Ce
fonctionnaire lui intima l'ordre de ne pas faire de feu dehors, de
peur de mettre en danger la croissance de cette forêt naturelle.
C'était la première fois, lui dit cet homme naïf, qu'on voyait une
forêt pousser toute seule. A cette époque, il allait planter des
hêtres à douze kilomètres de sa maison. Pour s'éviter le trajet
d'aller-retour - car il avait alors soixante-quinze ans - il
envisageait de construire une cabane de pierre sur les lieux mêmes
de ses plantations. Ce qu'il fit l'année d'après.
En
1935, une véritable délégation administrative vint examiner la
« forêt
naturelle ».
Il y avait un grand personnage des Eaux et Forêts, un député, des
techniciens. On prononça beaucoup de paroles inutiles. On décida de
faire quelque chose et, heureusement, on ne fit rien, sinon la seule
chose utile : mettre la forêt sous la sauvegarde de l'Etat et
interdire qu'on vienne y charbonner. Car il était impossible de
n'être pas subjugué par la beauté de ces jeunes arbres en pleine
santé. Et elle exerça son pouvoir de séduction sur le député
lui-même.
J'avais
un ami parmi les capitaines forestiers qui était de la délégation.
Je lui expliquai le mystère. Un jour de la semaine d'après, nous
allâmes tous les deux à la recherche d'Elzéard Bouffier. Nous le
trouvâmes en plein travail, à vingt kilomètres de l'endroit où
avait eu lieu l'inspection.
Ce
capitaine forestier n'était pas mon ami pour rien. Il connaissait la
valeur des choses. Il sut rester silencieux. J'offris les quelques
oeufs que j'avais apportés en présent. Nous partageâmes notre
casse-croûte en trois et quelques heures passèrent dans la
contemplation muette du paysage.
Le
côté d'où nous venions était couvert d'arbres de six à sept
mètres de haut. Je me souvenais de l'aspect du pays en 1913 :
le désert... Le travail paisible et régulier, l'air vif des
hauteurs, la frugalité et surtout la sérénité de l'âme avaient
donné à ce vieillard une santé presque solennelle. C'était un
athlète de Dieu. Je me demandais combien d'hectares il allait encore
couvrir d'arbres.
Avant
de partir, mon ami fit simplement une brève suggestion à propos de
certaines essences auxquelles le terrain d'ici paraissait devoir
convenir. Il n'insista pas. « Pour la bonne raison, me dit-il
après, que ce bonhomme en sait plus que moi. » Au bout d'une
heure de marche - l'idée ayant fait son chemin en lui - il ajouta :
« Il en sait beaucoup plus que tout le monde. Il a trouvé un
fameux moyen d'être heureux ! »
C'est
grâce à ce capitaine que, non seulement la forêt, mais le bonheur
de cet homme furent protégés. Il fit nommer trois gardes-forestiers
pour cette protection et il les terrorisa de telle façon qu'ils
restèrent insensibles à tous les pots-de-vin que les bûcherons
pouvaient proposer.
L'oeuvre
ne courut un risque grave que pendant la guerre de 1939. Les
automobiles marchant alors au gazogène, on n'avait jamais assez de
bois. On commença à faire des coupes dans les chênes de 1910, mais
ces quartiers sont si loin de tous réseaux routiers que l'entreprise
se révéla très mauvaise au point de vue financier. On l'abandonna.
Le berger n'avait rien vu. Il était à trente kilomètres de là,
continuant paisiblement sa besogne, ignorant la guerre de 39 comme il
avait ignoré la guerre de 14.
J'ai
vu Elzéard Bouffier pour la dernière fois en juin 1945. Il avait
alors quatre-vingt-sept ans. J'avais donc repris la route du désert,
mais maintenant, malgré le délabrement dans lequel la guerre avait
laissé le pays, il y avait un car qui faisait le service entre la
vallée de la Durance et la montagne. Je mis sur le compte de ce
moyen de transport relativement rapide le fait que je ne
reconnaissais plus les lieux de mes dernières promenades. Il me
semblait aussi que l'itinéraire me faisait passer par des endroits
nouveaux. J'eus besoin d'un nom de village pour conclure que j'étais
bien cependant dans cette région jadis en ruine et désolée. Le car
me débarqua à Vergons.
En
1913, ce hameau de dix à douze maisons avait trois habitants. Ils
étaient sauvages, se détestaient, vivaient de chasse au piège :
à peu près dans l'état physique et moral des hommes de la
préhistoire. Les orties dévoraient autour d'eux les maisons
abandonnées. Leur condition était sans espoir. Il ne s'agissait
pour eux que d'attendre la mort : situation qui ne prédispose
guère aux vertus.
Tout
était changé. L'air lui-même. Au lieu des bourrasques sèches et
brutales qui m'accueillaient jadis, soufflait une brise souple
chargée d'odeurs. Un bruit semblable à celui de l'eau venait des
hauteurs : c'était celui du vent dans les forêts. Enfin, chose
plus étonnante, j'entendis le vrai bruit de l'eau coulant dans un
bassin. Je vis qu'on avait fait une fontaine, qu'elle était
abondante et, ce qui me toucha le plus, on avait planté près d'elle
un tilleul qui pouvait déjà avoir dans les quatre ans, déjà gras,
symbole incontestable d'une résurrection.
Par
ailleurs, Vergons portait les traces d'un travail pour l'entreprise
duquel l'espoir était nécessaire. L'espoir était donc revenu. On
avait déblayé les ruines, abattu les pans de murs délabrés et
reconstruit cinq maisons. Le hameau comptait désormais vingt-huit
habitants dont quatre jeunes ménages. Les maisons neuves, crépies
de frais, étaient entourées de jardins potagers où poussaient,
mélangés mais alignés, les légumes et les fleurs, les choux et
les rosiers, les poireaux et les gueules-de-loup, les céleris et les
anémones. C'était désormais un endroit où l'on avait envie
d'habiter.
A
partir de là, je fis mon chemin à pied. La guerre dont nous
sortions à peine n'avait pas permis l'épanouissement complet de la
vie, mais Lazare était hors du tombeau. Sur les flans abaissés de
la montagne, je voyais de petits champs d'orge et de seigle en herbe;
au fond des étroites vallées, quelques prairies verdissaient.
Il
n'a fallu que les huit ans qui nous séparent de cette époque pour
que tout le pays resplendisse de santé et d'aisance. Sur
l'emplacement des ruines que j'avais vues en 1913, s'élèvent
maintenant des fermes propres, bien crépies, qui dénotent une vie
heureuse et confortable. Les vieilles sources, alimentées par les
pluies et les neiges que retiennent les forêts, se sont remises à
couler. On en a canalisé les eaux. A côté de chaque ferme, dans
des bosquets d'érables, les bassins des fontaines débordent sur des
tapis de menthes fraîches. Les villages se sont reconstruits peu à
peu. Une population venue des plaines où la terre se vend cher s'est
fixée dans le pays, y apportant de la jeunesse, du mouvement, de
l'esprit d'aventure. On rencontre dans les chemins des hommes et des
femmes bien nourris, des garçons et des filles qui savent rire et
ont repris goût aux fêtes campagnardes. Si on compte l'ancienne
population, méconnaissable depuis qu'elle vit avec douceur et les
nouveaux venus, plus de dix mille personnes doivent leur bonheur à
Elzéard Bouffier.
Quand
je réfléchis qu'un homme seul, réduit à ses simples ressources
physiques et morales, a suffi pour faire surgir du désert ce pays de
Canaan, je trouve que, malgré tout, la condition humaine est
admirable. Mais, quand je fais le compte de tout ce qu'il a fallu de
constance dans la grandeur d'âme et d'acharnement dans la générosité
pour obtenir ce résultat, je suis pris d'un immense respect pour ce
vieux paysan sans culture qui a su mener à bien cette oeuvre digne
de Dieu.
Elzéard
Bouffier est mort paisiblement en 1947 à l'hospice de Banon.
1 commentaire:
5 - Le trait et la figure Bleu
Cet être à la peau bleue,
Ses yeux sont rouges,
Ses cheveux sont blonds,
Son habit est blanc.
Il porte des lunettes semi-planètaires
Comme des miroirs déformants,
Sous le menton sont tatouées
Trois figures géométriques.
Il n’existe pas encore.
Pourtant, il est là. Blanc dans le noir.
Graine de blé dans le tombeau de l’âme.
8 - La figure et la trace blanc
Ce corps est une sculpture
Ou une composition de peintre.
Il est blanc, parfait, nu,
Ses pieds sont sur la terre.
Ce corps est translucide,
À travers sa peau blanche
On peut voir la mer circuler
Et battre selon le rythme.
À sa tête, il y a la surface
Balayée par le vent de l’espace.
Au cœur du crâne…
Flottant sur la houle…
…Comme une sphère…
Par où circulent toutes les lumières
Arrivantes et partantes.
Elle flotte et oscille de tous côtés,
Autour du centre…
Prend garde de l’inertie
Et de la dérive.
Du sommet de la sphère, s’élève
Un mince et puissant filumineux
Qui la relie au delà du trait blanc
…À l’autre sphère flottante…
Celle de la mer sans corps.
…Oscille elle aussi…
Vibre…
…Flotte sous la mer sans peau.
Elle est la gardienne du filien.
Oui…
Elle flotte
Sous la mer qui la porte.
Elle est…
légère
…Comme un ballon électrique.
Cette mer-là est infinie,
On ne la voit pas.
Elle est au delà du trait de vision.
Mais, dans l’œil est une trace,
La figure ne tombe pas.
El ne porte pas d’ailes.
Tenant le lien du verbe,
La sphère de la mer sans corps
Dialogue, discute et converse
Avec la sphère d’en deçà du trait,
Celle de la mer en corps
Qui flotte dans le crâne
Du corps
Dont les pieds
Pèsent
Sur la terre.
13 - Le bâton de fée
Sur le sentier de la forêt,
Montant au plateau de la colline
Qui regarde le château, à Monségur,
J’ai trouvé un bâton de fée.
Une crosse d’évêque
Un bâton de sorcier
Un sceptre de roy
Une danseuse indienne.
L’index et le pouce sont recourbés
En façon de danse orientale,
Le majeur accroche l’air et le ciel
Comme une main de justice.
Les autres doigts appellent à la réflexion
Et le pied enchante la terre en manière de Merlin. Si vous le trouvez, prenez-le…
Partez en promenade et… suivez-le!
Il écartera les serpents…
Et vous mènera droit au but.
17 - La tour de rêve émeraude
Arriver sur le palier
Fixer le temps des visions
Former le mouvement des marches
Élever le regard
Monter les liens de la construction
Compter les marches
…Six, sept
Descendre les degrés de la tour
…Un, deux Zéro
Entrer dans la rivière
Nager dans l’eau terreuse
Dessous, dessus
La surface
Bleu, gris
Coller aux algues engluées
Agripper aux racines brunes
Suivre le chemin de l’œil
Et te reconnaître, là!
Évidente
Verte,
Transparente,
Jusqu’aux nuages.
Les odeurs des cendres et les parfums de Lys.
Les vagues sur le sable et le bruit de l’eau
Dessinent sur la plage,
La figure de l’homme en qui vient.
Le parfum des Lys et l’odeur de la cendre.
Les vagues, les ressacs et les fracas
Effacent sur la plage,
La figure de l’homme qui va.
En une minute et à l’heure.
Le métal, les sanglots et le sang,
Se meurent dans le noir
Les masques, les grimaces.
Et sous la boue, la douleur,
La figure de l’homme aléatoire.
Les rayons et les secondes.
Le bruit de la terre et de l’eau,
Et à la lumière, donne une forme
Des traits sur un visage.
Et sur la plage, une trace,
La figure de l’homme ondulatoire.
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